• Bruckberger: le capitalisme

     

    Il y a plus d'un quart de siècle, j'ai lu « le capitalisme: mais c'est la vie! », publié en 1983 par le père Bruckberger. Je m'y suis replongé cette année.

    Pour être honnête, je n'avais aucun souvenir du contenu du livre. Aucun, sauf un: l'image de l'écureuil.

    Le père Bruckberger explique que l'écureuil n'est pas un capitaliste. « L'écureuil, qui amasse des noisettes dans le creux d'un arbre en vue de sa subsistance pendant l'hiver, est un accumulateur, un thésaurisateur, ce n'est pas un « capitaliste », car son projet ne va pas au-delà de sa subsistance: sa provision est un petit silo, un garde-manger, ce n'est pas un « capital ». Le nomade qui mène son troupeau de pâturage en pâturage au gré des saisons et des pluies n'est pas capitaliste, du moins à ce point de vue. Il prend mais ne crée pas, ne produit pas. Mais celui qui le premier a cueilli des graminées, les a battues, a trié les graines, les a séparées de la paille, les a mises en réserve pour les semer au printemps prochain, sur une terre préalablement remuée et aménagée pour les recevoir, celui-là, oui, a fait un acte éminemment capitaliste. Sa thésaurisation des graines a un tout autre sens que l'amas des noisettes pour l'écureuil: par rapport à celui de l'écureuil, son projet s'est élargi et il est passé du court terme au long terme. Le premier agriculteur avait déjà en vue les futures moissons, et il savait qu'elles déborderaient et ses propres besoins et le terme immédiat de sa subsistance. »

    Cette image de l'écureuil m'avait marqué. Peut-être parce que l'écureuil pouvait apparaître alors comme le capitaliste-type. Il faut d'abord rappeler qu'à l'époque, ce qu'on appelle le « livret A », était communément appelé le livret de caisse d'épargne; il recueillait les économies du peuple à un taux d'intérêt correct et sans impôts. Et le symbole de la caisse d'épargne était un écureuil! Et puis l'écureuil m'apparaissait sans doute d'autant plus comme un animal capitaliste que les médias et le système scolaire devaient présenter le méchant capitaliste comme celui qui accapare et stocke les richesses, comme l'écureuil stocke les noisettes.

    Et là, Bruckberger m'explique que je n'ai rien compris. Que le capitaliste n'est pas celui qui amasse, mais celui qui produit. Et cette image de l'écureuil m'est restée en mémoire. C'est très peu, en comparaison avec le contenu du livre. C'est beaucoup, si l'on considère l'impact que cela a pu avoir sur mes idées politiques, me vaccinant contre les sornettes socialo-communistes, et les ânonnements bêlants des syndicalistes gréviculteurs.

    Mais relisons donc le livre dans sa globalité. Il faut d'abord rappeler qu'il a été publié début 1983. Si son contenu me semble toujours d'actualité, certains commentaires et allusions ne peuvent être compris par les plus jeunes générations qu'en remettant certaines phrases dans le contexte de l'époque. Les socialo-communistes étaient arrivés au pouvoir en France, avec l'élection du socialiste François Mitterrand à la présidence de la république le 10 mai 1981, et l'entrée de 4 ministres communistes au gouvernement. A l'époque, la Pologne était sous le joug communiste, et le syndicat libre chrétien Solidarité défiait le pouvoir communiste; il vaut mieux savoir cela quand on tombe à de fréquentes occasions sur des allusions à la Pologne.

    Le message du père Bruckberger, c'est que l'homme est capitaliste dès qu'il commence à être civilisé, et que le capitalisme est bénéfique. A un tel point, explique Bruckberger, qu' « on ne sort pas du capitalisme sans retomber dans la barbarie, sans s'expatrier de la civilisation ».

    Il admet bien volontiers et dénonce les dérives modernes du capitalisme, mais, justement, il les considère comme des dérives. Le responsable de ces dérives est la bourgeoisie. Le socialisme et le communisme sont des dégénérescences du capitalisme bourgeois; Marx est le continuateur de Ricardo et Smith. Est bourgeois qui pense bassement, disait Flaubert; et l'âge bourgeois a dénaturé le capitalisme en enlevant toute dimension spirituelle à la vie de la Cité. Bruckberger, qui cite plusieurs fois la phrase de Flaubert, s'amuse d'ailleurs de ces gauchistes qui haïssent les « bourgeois », alors qu'ils sont en fait tout autant bourgeois qu'eux, tout autant matérialistes qu'eux.

    Après cette dénonciation du capitalisme bourgeois, on se rend vite compte, qu'à tort ou à raison, Bruckberger place un espoir assez immodéré dans le capitalisme américain; il estime que les Etats-Unis ont été moins pollués par la bourgeoisie. Et il voue une admiration à Henry Ford.

    Il cite notamment longuement un procès intenté au début du XXème siècle par les Frères Dodge à Henry Ford. Les Dodge étaient actionnaires de Ford, et avaient déjà perçu des dividendes astronomiques (par rapport à leur mise de départ) de la part de la société Ford. En recherche d'argent pour construire une nouvelle usine, Ford décida de ne pas réduire les salaires, de ne pas augmenter le prix des voitures qu'il fabriquait, mais de diviser par 10 les dividendes versés aux actionnaires, qui, au demeurant, semblaient très conséquents, même à ce niveau réduit. Il estime que si ses méthodes lui permettent de faire du profit, c'est très bien, çà montre qu'il a raison, et il est normal que lui-même et ses actionnaires réalisent de beaux profits. Mais ils estime aussi que les profits doivent être « raisonnables », et non pas « monstrueux ». Ford perd le procès; le jugement établit qu' «une entreprise d'affaires est organisée d'abord et premièrement pour le profit des actionnaires. »

    Autant l'exposé initial de Bruckberger sur le capitalisme et l'âge bourgeois peut paraître pertinent, autant les considérations sur le fordisme peuvent susciter un certain scepticisme. D'accord, Ford baissait peut-être le prix de ses voitures pour que plus de monde puisse en acheter; d'accord, il ne baissait peut-être pas, voire augmentait le salaire de ses ouvriers. Mais il avait inauguré de nouvelles méthodes qui lui permettaient d'être plus compétitif. Mais quelques années ou décennies plus tard, une fois ses méthodes généralisées dans toute l'industrie, il aurait sans doute été contraint de tirer les salaires à la baisse, sinon ses voitures auraient été trop chères, ils ne les auraient pas vendues et aurait fait faillite. On peut donc sans doute rendre justice à Ford de ne pas avoir rogné sur les salaires de ses ouvriers pour augmenter ses profits, mais il était dans une situation particulière où le choix était entre les salaires et les dividendes, et non pas entre les salaires et la faillite. La « générosité » de Ford n'est probablement pas généralisable, même si les chefs d'entreprise le souhaitaient.

    Le capitalisme fordien a-t-il fait des émules comme Bruckberger semblait le souhaiter et le prévoir? Le livre a été écrit en 1983, donc avant la révolution informatique, qui peut être comparée à la révolution automobile. Et là, je n'ai pas l'impression que la société Microsoft, qui a remarquablement réussi cette révolution technologique en fournissant le système d'exploitation de la plupart des ordinateurs personnels, ait suivi l'exemple d'Henry Ford sur la modération des prix; mais plutôt qu'elle a profité de sa position dominante et très profitable pour maintenir des prix élevés.

    Alors quelle vision pour l'avenir? Bruckberger exclut le retour au capitalisme féodal. Mais à part ses considérations contestables sur le capitalisme aux Etats-Unis, on ne voit pas trop le chemin concret qu'il voudrait tracer; le voyait-il d'ailleurs lui-même?

    Malgré ces réserves sur l'absence de vision sur l'avenir, on ne peut que conseiller la lecture de ce livre, qui aurait mérité de connaître un regain d'intérêt après la crise économique de 2008. Il fournit des éléments de réflexion et de débat très intéressants.

     

    Public: à partir de lycéens

     


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